Depuis 1906, l’automobile est une réalité au Québec. D’abord cantonnée à l’intérieur des limites des grandes villes, elle s’étend de plus en plus dans les villages périphériques. Shawbridge n’est pas différente des autres régions rurales où rares sont les habitants qui possèdent une automobile. Ce petit village tranquille est toutefois devenu, depuis quelques années, une destination de choix pour les habitants de la ville qui y viennent autant en hiver qu’en été pour y respirer le grand air ou pratiquer le ski. Bien desservi par ses deux gares (CP et CN), il compte sur une multitude d’auberges ou maisons de pension qui accueillent ce flux de touristes. Une tendance se dessine cependant au tournant des années 1930. Des touristes assez fortunés provenant de la métropole et même de l’Ontario ou des États-Unis y viennent de plus en plus en automobile. C’était inévitable, car dans les dix dernières années, le nombre d’automobiles dans la province est passé de 41,000 à 178,000. D’abord surpris par l’arrivée de ces voitures sans chevaux dont les pétarades effraient les chevaux, des habitants plus audacieux, ou progressistes selon le langage de l’époque, décident de s’adapter aux besoins de cette clientèle particulière. Cette adaptation à cette nouvelle invention ne se fera toutefois pas sans heurts ou controverse.
Dans sa livraison du 2 mai 1936, le magazine Le journal d’agriculture souligne que durant l’année touristique 1935, « …l’affluence des automobilistes sur nos routes fut telle que la proportion des accidents mortels dépassa de 10% celle de 1934, soit près d’un accident mortel par jour ». De plus, dans une chronique en page 7 appelée Conseils saisonniers, on peut même y lire certains propos assez incendiaires : « Nous voulons parler des chauffards. Ces messieurs croient qu’en obtenant un permis de conduire, ils acquièrent le droit de massacrer leurs semblables plutôt que celui de circuler librement et intelligemment sur nos routes. On dirait qu’ils ont le culte de la destruction ». On en remet encore un peu plus dans cet article en lançant que si les chauffeurs ne sont pas plus prudents à l’avenir, un enfant sur trois sera éventuellement tué ou blessé par une automobile.
C’est par conséquent dans un contexte houleux que quelques visionnaires des villages de la région décident de combler les besoins du touriste-automobiliste. Ces besoins tournent autour de l’entretien de son véhicule partout où il s’arrête. Si le cheval est maître de ces lieux depuis toujours et qu’il s’est toujours accommodé des chemins souvent boueux et cahoteux, il en va tout autrement pour les mécaniques fragiles des automobiles qui subissent souvent des dommages devant être réparés urgemment. Comme le concept du garage ou de la station-service n’est pas encore généralisé à ce moment, ce sera le plus souvent le forgeron qui s’improvisera mécanicien et réparera le véhicule. Pour ce qui est de l’approvisionnement en carburant, c’est au magasin général ou encore à l’auberge où l’on séjourne que l’on retrouvera le précieux carburant. La grande pompe efflanquée placée bien en vue en bordure de la route sera capitale pour attirer les touristes-automobilistes. C’est pourquoi tous les villages environnants voient apparaître des visible-pumps dans leur paysage. Comme le plus grand problème des premiers conducteurs d'automobiles est d'abord de maîtriser ces engins pouvant atteindre une plus grande vitesse que les chevaux, les villageois voient d’un mauvais oeil cette apparition et craignent qu’une éventuelle embardée fauchant une de ces pompes ne provoque un embrasement de leur village. Cela alimente aussi la controverse entre les partisans du cheval versus les adeptes de l’automobilisme qui semble vouloir le remplacer. Il faudra un certain temps avant que tous les services à l’automobiliste se regroupent dans un garage comme celui de Ira Strong à Shawbridge, lequel est annoncé dans le Official Automobile guide of Canada de 1926, pour un trajet proposé entre Montréal et St-Jovite. Le garage Morin, une ancienne forge réaménagée, dessert les touristes et les locaux le long de la route 11 (devenue par la suite la rue Principale). Du côté de Lesage, Émile Contant ouvre un garage dans les années 1930, d’abord dans le village puis par la suite sur la route nationale.
Cette pénétration du territoire de Shawbridge par l’automobile se limite toutefois à la saison estivale et le chemin de fer ainsi que les carrioles reprennent allègrement le dessus une fois la saison froide de retour. Il faut savoir que jusqu’en 1924, 66% des automobiles offertes sur le marché présentent une carrosserie ouverte. C’est dire qu’une simple toile recouvre le dessus de l’automobile alors que les côtés sont ouverts. C’est amplement suffisant, car l'usage des automobiles est à ce moment limité à plus ou moins six mois par année, soit du mois de mai aux gels d'octobre, parce que les routes ne sont pas déneigées en dehors des grandes villes au Québec. De plus, les voitures de ces années-là ne possèdent pas de chaufferette ni de dégivreur, et les pneus d’hiver n’existent pas. Si un conducteur ose sortir durant la saison froide, il doit installer des chaînes à boue sur ses pneus et user d’une force herculéenne pour lancer le moteur à la manivelle dont l’huile est figée par le froid. Ce sont pour ces raisons qu’Alex Foster décide d’utiliser une voiture Dodge inutilisée pour faire fonctionner son premier remonte-pente en 1933.
Toutefois, une initiative du gouvernement provincial allait changer les choses. Durant l’hiver 1928-1929, on procède, à titre expérimental, au déneigement de certaines routes autour de Québec et Montréal. Les retombées économiques étant significatives, on envisage la possibilité de prolonger ce service partout en province, dans un proche avenir, notamment sur toute la «grande ligne» (la route 11, aujourd’hui 117) depuis Sainte-Thérèse jusqu’à Sainte-Adèle entre 1935 et 1937. Il faudra attendre en 1949 pour que tout le territoire de la province soit couvert par le déneigement hivernal.
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, le nombre d’automobiles explose. Les trois garages de Prévost profitent de l’augmentation de 250% du nombre de véhicules enregistrés par rapport aux immatriculations des années 1920. L’automobile exerce un attrait irrésistible et apporte non seulement une liberté de mouvement, mais aussi une certaine notoriété et presque une vénération, surtout chez l’homme qui s’en sert aussi comme un présentoir. Combien de photos d’une automobile, d’un camion ou d’une moto ont été prises où sont juchés la femme de sa vie, ses enfants ou encore ses trophées de chasse. Une envie presque incontrôlable d’y afficher sa fierté, quelle qu’elle soit.
Toutefois, cette explosion du nombre d’automobilistes se traduit par une pression accrue des nouveaux automobilistes réclamant de meilleures routes. Un développement du système routier s’en suit avec la création de grands accès routiers dont l’autoroute 15 desservant les Laurentides. La notion de l’espace-temps pour atteindre cet endroit de repos s’en trouve réduit et surtout selon l’horaire de son choix à un point tel que cette région sera souvent présentée comme le terrain de jeux des Montréalais. Le chemin de fer souffre de cette relative proximité et est graduellement délaissé, jusqu’à son abandon définitif.